TEMOIGNAGE : Joséphine Dard : « Je vis encore dans la peur »
Après 27 ans de silence, Joséphine Dard, fille cadette du créateur de San-Antonio, accepte de raconter le rapt dont elle a été victime à l’âge de 13 ans. Elle s’est livrée au « Matin »
Renaud Malik -Le Matin ch
« Je sais que ça ne passera jamais. » Voilà vingt-sept ans que Joséphine Dard vit hantée par le souvenir du rapt dont elle a été victime alors qu’elle était encore enfant. De ce drame qui s’est joué en mars 1983 dans la banlieue chic de Genève, elle n’avait jamais parlé jusqu’à aujourd’hui. Pas même avec son père, Frédéric Dard, auteur de la série « San-Antonio », décédé il y a tout juste dix ans. C’est sa mère qui, finalement, l’a encouragée à se livrer. « Je voulais écrire un livre sur papa, mais j’hésitais à parler de l’enlèvement, raconte-t-elle. Et puis, un jour, je suis allée déjeuner avec ma mère pour discuter du livre et elle est arrivée avec des coupures de presse de l’époque en me disant que je ne pouvais plus rester dans le silence. Que cet enlèvement faisait partie de moi. » Elle y a donc consacré un paragraphe de son livre paru fin mai, « Frédéric Dard, mon père » (Michel Lafon).
Mars 1983. Joséphine Dard n’a que 13 ans lorsqu’elle voit débarquer dans la maison de Vanduvres (GE) des journalistes de la TSR venus réaliser un reportage sur son père. Avec eux, B. d. C, un cameraman indépendant genevois. Père de famille, l’homme est aussi malfrat à ses heures. « A l’époque, il avait établi une liste d’enfants potentiellement kidnappables à Genève, où figurait même le fils de Sophia Loren. Lorsqu’il m’a vue dans la maison de mon père, il a su que je serais sa victime. » Le 23 mars au soir, alors qu’elle dort au premier étage, l’homme s’introduit dans sa chambre par la fenêtre au moyen d’une échelle oubliée par le jardinier. Il réveille Joséphine, lui ordonne de s’habiller, la fait sortir par la fenêtre avant de la conduire jusqu’à un appartement d’Annemasse qu’il a loué. « Je me souviens bien du chloroforme qu’il a essayé de mettre sur ma figure et des piqûres qu’il a voulu me faire, en racontant qu’il était médecin. Il m’a esquinté les bras et les chevilles. » Les traces de sang qui maculent les murs et les draps laissent craindre le pire aux parents, lorsqu’ils découvrent sa disparition le lendemain.
Piqûres de somnifère Pendant des dizaines d’heures, Joséphine reste enfermée, les bras paralysés par les piqûres de somnifère que son ravisseur lui administre régulièrement. « Il essayait de me nourrir, mais je ne pouvais pas manger. J’étais mal. » La jeune fille n’est libérée qu’une fois la rançon de 2 millions de francs versée. Toujours droguée, elle est ramenée en territoire suisse à l’arrière d’une camionnette et abandonnée en pleine forêt. Il fait nuit lorsqu’elle se réveille, seule, à l’intérieur d’une caravane. Lorsqu’elle sort des limbes du chloroforme, elle s’enfuit à travers les bois. Prise en stop, elle est amenée jusqu’à un bistrot, puis à l’hôpital. C’est la fin d’un calvaire de 50 heures, pendant lequel les parents ont plus d’une fois perdu l’espoir de revoir leur fille.
Culpabilité de l’écrivain Depuis 1983, le drame n’a cessé d’imprégner la mémoire familiale. Et pourtant c’est le silence qui s’est imposé. « A l’époque, il n’y avait pas de cellules psychologiques comme aujourd’hui. Chacun a préféré taire l’événement. Avec mes parents, on n’en a jamais parlé. » Est-ce pour se libérer de ce poids que Frédéric Dard a publié en 1984 un roman qui relate le kidnapping de la fille d’un écrivain (« Faut-il tuer les petits garçons qui ont les mains sur les hanches ») ? « Pas exactement, corrige Joséphine. Bien avant mars 1983, mon père avait commencé à écrire un livre racontant l’enlèvement d’un enfant. Et puis, c’est arrivé dans notre vie. Papa a beaucoup culpabilisé. Il disait que c’était sa faute, que c’était le pouvoir de l’écrivain qui avait provoqué l’événement. Quand j’ai été kidnappée, il a préféré ranger le manuscrit dans un tiroir. Puis il a décidé de le ressortir et de terminer son livre. »
La jeune fille, elle, n’a longtemps pu compter que sur son médecin pour parler de ce douloureux souvenir. Installé à Fribourg, il la suit depuis ses 17 ans et continue de la recevoir depuis qu’elle a quitté la Suisse pour la banlieue parisienne en 2006. « Pendant des années, je n’en ai parlé qu’à lui. Aujourd’hui, je fais le déplacement pour le consulter quand ça ne va vraiment pas, quand je fais trop de cauchemars. »
Phobies, angoisses et mauvais rêves ne l’ont jamais quittée. « C’est comme un film qui me revient tout le temps en tête. Je pourrais encore vous dessiner dans le moindre détail l’appartement d’Annemasse dans lequel j’ai été enfermée. » Le souvenir du visage de son ravisseur continue aussi de la hanter. « Partout, je le vois. Je fais des crises de panique dans le métro, aux heures de pointe. » Et l’anxiété redouble encore lorsqu’elle retourne à Genève : « Aujourd’hui, c’est mon frère qui vit dans la maison de Vanduvres. Quand j’y viens, j’ai beaucoup de mal à dormir dans ma chambre, même si mon père l’a complètement transformée après l’événement. Souvent, à Genève, je préfère dormir à l’hôtel. » Malgré tout, elle sait aussi combien le fait de raconter son expérience peut l’aider à se libérer de ses angoisses : « Je sais que la décision d’en parler m’a fait du bien. Aujourd’hui, je peux même commencer à parler de ce qui s’est passé avec mes enfants. Et pourtant, je panique encore dès qu’ils ont dix minutes de retard, ou quand on joue à cache-cache et que je ne les trouve pas. »
DE QUOI ON PARLE ? Kidnapping Au mois de mars 1983, Joséphine Dard était enlevée près de Genève. Elle a vécu un calvaire de 50 heures avant de retrouver ses parents. Elle consacre un chapitre à ce drame dans son livre « Frédéric Dard, mon père », paru fin mai.
50 heures d’angoisse
23 mars 1983 Joséphine Dard est kidnappée en pleine nuit dans la maison familiale de Vanduvres (GE). A bord d’un bus VW, elle est emmenée jusqu’à un appartement d’Annemasse.
24 mars 1983 Au petit matin, Frédéric Dard et son épouse s’aperçoivent de la disparition de leur fille. Sur sa table de nuit, une lettre à l’attention de l’auteur : « Tu reverras ta fille seulement si tu fermes ta gueule, rien dans la presse et pas de flics dans la combine. Tu prépares deux mille tickets de 1000 francs suisses usagés, dans un délai d’une semaine. » L’écrivain à succès contacte alors son ami Jean Dumur, directeur des programmes de la TSR, qui alerte le chef de la police genevoise, Gustave Gremaud.
Contre l’avis des policiers, Frédéric Dard décide d’aller seul au rendez-vous pour remettre la rançon de 2 millions de francs. Les instructions sont claires : il doit se rendre en pleine nuit au bord du Rhône, près d’Aire-la-Ville (GE), et glisser la rançon dans un sac. Le ravisseur n’est pas loin, vêtu d’une tenue de plongée qui doit lui permettre, si les choses tournent mal, de disparaître dans le Rhône. A l’aide d’un filin, il récupère le sac et s’enfuit.
25 mars 1983 Plusieurs heures après, l’écrivain reçoit un appel du ravisseur qui lui indique comment retrouver l’enfant : il la trouvera dans une caravane plantée au milieu d’une forêt proche de Genève. Arrivé sur les lieux, Frédéric Dard trouve le véhicule vide : la fillette s’est enfuie à travers bois. Elle est finalement prise en stop et conduite dans un café. Alertés, les policiers viennent la chercher et l’emmènent à l’hôpital. Après un court séjour, l’enfant regagne le foyer familial.
2 avril 1983 Le ravisseur est arrêté chez lui à Gilly (VD). Notamment grâce au témoignage d’un couple qui l’avait surpris en train de téléphoner depuis une cabine de Chêne (GE) revêtu d’un masque à l’effigie de François Mitterrand, et qui avait noté son numéro de plaques.
29 octobre 1984 A l’automne 1984 s’ouvre le procès de ce cameraman genevois accusé non seulement d’enlèvement d’enfant mais aussi d’une série de vols et d’escroqueries. Condamné à 18 ans de réclusion, il a bénéficié d’une remise de peine pour bonne conduite. Il vit aujourd’hui en Suisse, avec l’interdiction formelle d’entrer en contact avec Joséphine Dard, même par écrit.